Textes
Hans Theys
D'une expérience à l'autre
Quelques mots sur les tableaux de Bernard Gilbert
Chaque tableau de Bernard Gilbert est le fruit d'une tentative renouvelée de créer un espace pictural. J'appelle espace pictural l'illusion de profondeur obtenue par la juxtaposition de (traces ou éléments de) plusieurs couches de peinture qui par leur forme, couleur ou texture semblent se situer sur des plans différents, comme des coulisses de théâtre. Nombreux sont les peintres qui tente de créer des tableaux ainsi, c’est à dire sans ce soucier d’un contenu quelconque, si ce n’est la volonté de dire quelque chose sur la peinture et le fait de peindre ou d’être un peintre. Une des plus grande joie dans la contemplation de peintures provient justement du fait qu’il y a autant de gens qui s’en occupent et qui chacun ou chacune trouve des nouvelles solutions, des nouvelles formules, des nouveaux tableaux : on se voit confronté à une infinie variation, toujours surprenante, jouissive et libératrice. Et chaque nouveau tableau nous lance le défi de découvrir en quoi il diffère de tous les autres tableaux qui existe et comment il parle avec eux.
En quoi consiste la spécificité de l’œuvre de Bernard Gilbert ? Les parties qui sautent aux yeux directement sont celles qui semblent être fait en sérigraphie. Cela est du au fait que les tableaux sont fait sur des toiles de polyester ayant une surface rugueuse sur laquelle la peinture acrylique est appliqué avec une racle en métal. Ces jours-ci les toiles sont aussi tendues sur un support en bois qui porte des traces de colle librement appliquée avec des grandes brosses. En transperçant, ces traces rajoutent des effets imprévisibles dans la surface du tableau et trouvent une réponse dans une variété de traces différentes, comme celles, par exemple, créées au bords de certains passages avec un racle. Aussi, certains tableaux sont préparés en appliquant immédiatement de l’acrylique transparent sur la toile. Plus tard ces traces deviendront visibles. Souvent le peintre utilise le masking tape pour couvrir certaines parties du tableau avant d’ajouter une nouvelle couche. Parfois ce masking tape suit les bords ondulants des larges coups de pinceau avec lesquels a été ajouté la couche d’acrylique transparente du début. Ci et là nous voyons des effets de givre, qui proviennent du fait que la peinture acrylique accroche mal à la couche de finissage en PVC couvrant les toiles en polyester. Parfois on voit des effets crées en peignant à travers une tamise ou un pochoir. Parfois on voit des effets de dégradé crées à l’aide d’un airbrush, parfois on voit un travail de glacis, appliqué au pinceau, ressemblant à un effet d’airbrush. Parfois on voit des effets de gouttes, créés en nébulisant de l’eau sur des fines couches de peinture.
Chaque tableau offre le spectacle d’une nouvelle expérience, d’un nouvel espace pictural créé par le contraste entre plusieurs interventions. Parfois ce contraste provient d’une différence de texture, parfois d’un jeu avec la perspective (la fausse perspective des poutres noirs et jaunes), parfois d’un jeu de formes, parfois de la rencontre surprenante de certaines couleurs. Dans un tableau, par exemple, les couleurs créent l’impression qu’il s’agit de deux tableaux différents qui se sont rencontrés. Dans d’autres tableaux les différentes couleurs et textures créent l’illusion que la couche du fond devient une figure qui flotte devant le tableau. Souvent le peintre cherche une intensité à travers les couleurs, non seulement à cause des contrastes, mais aussi en utilisant des encres très pigmentés ou des mélanges acryliques très pigmentées et saturés qui en séchant semblent créer des dépôts de pigments, appelés des « petits points acidulés qui piquent » par le peintre. Souvent, d’ailleurs, on voit des effets de sédiment, quoique très subtile. Le tout se présente comme une tentative de créer des factures très riches mais fines.
Ce sont des chants de la superficie et de profondeurs inexistants. Ce sont des rencontres d’antagonismes qui se greffent l’une sur l’autre. C’est un très beau travail de peintre, émouvant, dansant et précis.
Montagne de Miel, 14 October 2010
Véronique Bergen
Bernard Gilbert, Chromotopies.
Descendre à l’intérieur des formes irruptives, voyager au cœur du chromatisme, c’est générer un espace pictural qui invente ses propres coordonnées. L’ébranlement physique induit par les toiles de Bernard Gilbert provient d’une mise en crise du visible qui en révèle des dimensions inédites. Bousculer l’œil passe par un délestage des présupposés qui grèvent le voir et par l’inscription d’une gestualité à même l’œuvre. Le mouvement d’exploration picturale en ses bifurcations, en son nouage d’aléatoire et d’intervention volontaire demeure en effet prégnant dans le résultat. Par leurs jeux d’apparition et de dissipation, de surgissement et de retrait, les peintures de Bernard Gilbert mobilisent un éveil au sensible, soulèvent une perception corporelle qui va bien au-delà du seul choc rétinien. Les interférences entre les couches, les modulations rythmiques, la mouvance d’une surface tactile aux résonances infinies, les interactions entre le support en polyester et les couleurs libèrent des coulées de lumière qui, déstabilisant les évidences perceptives, scandent un visible autre.
Les zones érodées, les raclures, l’imbrication des traces et de leur effacement, les bandes horizontales ou les hachures verticales culminent dans une mise en tension de l’architecture des formes conjointe à un dynamisme des teintes qui font de la peinture de Bernard Gilbert un sismographe perceptif. Un mouvement de déport et de transport, une chorégraphie du flou et du précis sillonnent ces dispositifs organiques où l’avant et l’après-regard ne cessent de hanter le visible. L’arpentage des surfaces dont demeure l’enregistrement du tracé, leur striure, l’articulation des strates émergentes et de leur estompement déroulent des archipels de couleurs et de formes émancipées qui creusent une mélodie picturale que l’on peut définir comme une recomposition du donné, une percée d’un « jamais vu », « jamais perçu ». Là où le peintre travaille à s’extraire des codes en usage, le spectateur est amené à se défaire des a priori qui orientent le regard. Dépassant le champ de la figuration, excédant l’exercice du macroscopique pour s’interroger sur la production du visible, Bernard Gilbert construit des espaces intensifs où, au carrefour de taches, de lignes et de brisures de symétrie, les forces chromatiques explosent dans le débordement du « déjà-vu » par le « faire voir ». L’éclatement des matières et leur condensation, la dispersion quasi-tellurique et sa reconfiguration énergétique proche de l’effet photographique vont de pair.
Afin de recomposer le réel, il faut défaire, altérer la grammaire, les découpages existants et faire courir non seulement l’œil mais aussi la main en deçà des grains du visible, à la lisière des cris des couleurs et d’une genèse des forces dans les formes, là où la re-connaissance n’opère plus. La représentation est congédiée au profit de la présentation et de la donation d’une intense vitalité chromatique. L’orientation dynamique des toiles est donnée par les vibrations colorées et formelles, par leurs mises en rapport et en contraste. Sauter dans un espace pictural qui questionne son propre surgissement, c’est explorer le bouillonnement moléculaire qui l’agite et entrer dans les turbulences du régime microscopique. De même que les conditions de possibilité d’un autre dire passent par un dédire, celles d’un autre voir passent par un dévoir.
Le 19 août 2009.
Jerome Lefevre
Painting Endless
L’histoire de la représentation du monde est habitée par plusieurs obsessions. La perspective fut certainement la première d’entre elles. Pour les égyptiens déjà, les pyramides figuraient les rayons du soleil envoyés sur la terre. Les peintres de la Renaissance mettaient un point d’honneur à exécuter les perspectives avec la plus grande exigence. Peindre l’architecture devenait une gageure en même temps qu’un exercice obligatoire. À mesure que nos connaissances scientifiques ont progressé, l’intérêt pour la perspective s’est dissipé pas à pas jusqu’à ce que, s’affranchissant de la représentation même, l’art abstrait ait semblé pouvoir éluder ces questions.
Aujourd’hui, Bernard Gilbert travaille dans une direction que l’on pourrait qualifier de peinture sans fin. Ses compositions abstraites se sont affranchies de toutes les positions dogmatiques qui les ont précédé.
La peinture sans fin
La première caractéristique de la peinture de Bernard Gilbert, c’est de déjouer la perspective. Abstraite, elle est sans répétition ni symétrie. Les parallèles et autres géométries sont volontairement inexactes. Les différents plans semblent dilués. Ici les formes ne sont ni figures ni sujets. Au plus, l’artiste nomme les quelques motifs rythmant la composition par des mots tels que « bâton » ou « balle ». On ne peut pas, en voyant les « bâtons » bicolores de Bernard Gilbert, ne pas penser à la « peinture sans fin » d’André Cadere : des bâtons de couleur infinis à la manière de la Colonne sans fin de Brancusi. Les motifs peints ne semblent pas soumis aux lois de la gravité non plus.
La partition stochastique définie par l’artiste ne comporte pas de vide. Si l'on considère les fondamentaux de l’abstraction, la composition est toujours affaire de vide et de plein. Comme le soulignait Marcelin Pleynet à propos de Piet Mondrian, le blanc s’exprime comme le videi. Nous dirions aujourd'hui qu’il en va de même dans la disparition par le blanc chez Roman Opalka. Dans ce contexte, l’exercice de Robert Ryman s’apparenterait à des variations formelles sur les méandres de l'infini et de l'éternel. Chez Kandinsky et chez Malevitch il y a du divin dans la blanche infinité. Le blanc est presque partout transcendance dans l’histoire de l’art. Chez Bernard Gilbert c'est tout l'inverse : ce qui habite ses compositions c’est un sens aigu du chaos. Son œuvre est fait d’intrications, de formes imbriquées jusqu’à brouiller plans et perspectives. Ce qui l’intéresse c'est la couleur. L’œuvre en est saturée. Il explore sans relâche l’infinité des combinaisons qui s’offrent à lui, sur un mode ouvertement expérimental. C’est à la théorie des couleurs qu’il est attaché. Comme l’ont découvert les Maîtres avant lui, il entend dessiner le moins possible mais compose avec la couleur. Parfois la forme est décidée intuitivement au gré des outils, avec pour bénéfice de soutenir la couleur.
Labeur de la peinture
C’est dans cet exercice de composition complexe, dans cet exercice stochastique, que réside le métier spécifique de Bernard Gilbert. Ce que l’on reconnaît de prime abord ce sont des marques d’outils. À la manière de l’artisan, il utilise à l’atelier une variété d’outils identifiables sur la surface de la toile. Aussitôt appliquée, la matière est raclée de sorte à ce que la trame de la toile réapparaisse toujours. Aussi, les bords de la toile assument les résidus du labeur du peintre. C’est ensuite qu’apparaitront les motifs de la toile, en dialogue avec la trame initiale.
Au lieu d’une composition dans le sens d’une architecture, induisant une construction rétinienne normée, c’est d’une succession d’opérations. La lecture est rendue plus complexe du fait qu’il soit presque impossible d’identifier tel geste comme le premier geste ou tel autre comme le second. À l’intérieur du format prédéfini, le résultat des opérations semble ne pas pouvoir être prévisible à l’avance. Il serait tentant d’appliquer à la démarche de Bernard Gilbert ceux de la musique improvisée : sur la base d’une trame définie comme un thème, les instruments sont décidés à mesure que l’artiste opère. Nous dirons qu’il s’agit de composition spontanée sur la base d’une direction définie au moment où l’artiste appose la première couleur. Le même principe est répété pour toutes les toiles mais reste chaque fois une nouvelle aventure, presque imprévisible. Par conséquent, l’achèvement de chaque toile s’impose à l’artiste d’une manière chaque fois renouvelée. Le fruit de ce travail reste un mystère pour le novice, et l’œuvre se déploie sans perspective ni sans autre limite que le bord de la toile.
Bernard Gilbert ne s’est pas installé dans un système figé pour autant. Son œuvre n’obéit à aucun système, sa seule règle étant la couleur. Aussi, le travail qu’on connaît de lui aujourd’hui est le résultat d’une longue progression.
L’œuvre a subi plusieurs étapes. Quand l’artiste émerge au milieu des années 1990, sa peinture résulte d’un travail au plus près de la trame elle-même. La matière se trouve raclée avec force de sorte à interagir au plus près de la trame de tissu, sous la peinture. C’est non seulement à la surface qu’il agit mais au cœur de la couleur, créant des strates dans la matière brute, aussi ce qui est donné à voir résulte t-il d’une certaine violence. Les images obtenues créent l’illusion d’images vidéo brouillées. La trame de la toile apparaît par endroit à la manière de pixels. Les zones de peinture plus épaisses apparaissent comme des parasites, tels des halos vibrants. Au delà de la peinture les toiles sont intéressantes dans leur statut d’image. Ce langage, défini très clairement, fait déjà de la couleur le centre de sa démarche. C’est elle qui le mènera à étendre sa recherche formelle. Au début des années 2000, l’artiste introduit progressivement le principe des plans multiples. Sur la première trame, des masses de couleur se détachent très nettement du plan créant des zones autonomes. Elles se superposent et s’imbriquent à la manière de motifs musicaux, ou plus exactement de nappes de son dans les musiques électroniques. Bernard Gilbert est allé aussi loin qu’on puisse aller dans ce champ expérimental jusqu’à intégrer d’avantage de complexité. Pas à pas, les toiles sont devenues habitées par des figures. C’est à la fin des années 2000 que deviennent récurrents les « bâtons » bicolores, les taches informes, les trames rayées et autres protubérances en rhizome. Nous dirons qu’à partir de 2010 la composition a atteint une complexité extrême. De nouveaux outils sont apparus. Dans les toiles les plus récentes, des trames circulaires créent l’illusion d’empreintes digitales géantes. Si ses premières peintures créaient l’illusion d’images vidéo, les plus récentes créent parfois l’illusion de collages. Cet extrême ayant été atteint, on ne sait quel pourront être les futurs développements de l’œuvre de Bernard Gilbert. Ce futur réside dans l’intelligence des gestes.
Une peinture émancipée
Au final, Bernard Gilbert n’a pas choisi l’abstraction, elle semble s’être imposée à lui, imposée par la couleur précisément. Et dès lors qu'il est question de peinture, il est question d’autre chose que de pure représentation. Comme l’énonçait à juste titre Blanchot « l'image est l'absence de l'objet.ii » C’est à dire que la représentation, est le manque. La peinture montrera toujours ce qui manque à l’objet. Si tout était là nous nous passerions de peinture. Ce que l’on nomme « le monde » est déjà une représentation humaine de l’existant. À quoi bon jouer la surenchère ? En s’affranchissant de la représentation, l’art abstrait s’est donc affranchi de ce qui était étranger à la peinture et à la sculpture. La peinture s’est recentrée sur son sens même. Quand Théophile Gautier énonçait sa théorie de « l’art pour l’art », c’était déjà pour libérer la poesis pure dans l’art. Il souhaitait que l’art ne serve aucun autre but que la beauté. On devine qu’il aurait aimé voir les développements de l’abstraction en peinture.
Le philosophe Henri Maldiney est convaincu que l’art a toujours été abstrait aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps. Pour lui « le peintre est un homme qui n’est pas devant les choses mais qui communique en elles avec une réalité.iii » Il écrit : « L’abstraction ne consiste pas à supprimer sans changer le monde, ou comme on dit à déformer ; elle consiste à transformer, à transposer des formes qui racontent en formes qui disent (…) Il faut créer des formes qui disent cette réalité transcendante vers laquelle le monde et nous, nous nous dirigeons ensemble vers nos profondeurs. L’abstraction est un autre nom de la création. » C’est là précisément que réside la part politique de l’abstraction et d’une œuvre comme celle de Bernard Gilbert. C’est sa capacité à échapper à l’utilitarisme forcené qui fait la valeur de l’art. Il échappe au monde en même temps qu’il est sa plus belle expression. Il n’est pas contrôle du temps mais une exercice du temps, il n’est pas la représentation du réel mais un réel en soi. L’art apparaît dès lors comme une forme de résistance. Karel Teige, critique d’art et porte-parole du groupe surréaliste tchécoslovaque, écrivait avec emphase et subversion : « l’œuvre artistique est libre (…) elle n’est dépendante d’aucun but, et d’aucune mission extérieure et utilitaire. Et une œuvre pareille, libre, autosuffisante, expression des vérités et des intérêts les plus profonds de l’âme humaine, ce n’est pas du tout un petit jouet désintéressé.iv »
Chacune des peintures récentes de Bernard Gilbert peut être entendue comme la somme à la fois de l’histoire de la peinture et de tout ce dont l’artiste s’est affranchi. C’est d’une peinture émancipée dont il s’agit. L’œuvre résulte d’une composition stochastique – spontanée et intuitive – où l’infini réside dans les entrelacs de chaque chose dans une autre, sans fin. Infinie qu’elle est, elle ignore les modes et le temps. Elle est en quelque sorte proustienne, échappant au temps et faite d’instants poétiques. Comme le montre l’évolution de l’œuvre depuis les années 1990, celle-ci correspond au contraire d’avantage à une recherche menée à l’atelier comme dans un laboratoire. En cela la radicalité de l’exercice de Bernard Gilbert n’est pas si éloignée de celle de Ryman mais cette fois à travers le chaos.
2013